INTERVIEW DE WLAD MARHULETS : DARQ Par Twinsen Threepwood

Wlad Marhulets, concepteur du jeu DARQ Tous les gamers ont rêvé, un jour ou autre, de créer leur propre jeu vidéo. Rares ont été ceux qui ont osé franchir le pas, qui plus est en tant que total amateur. Si certains jeux réalisés en solo sont entrés dans la légende (comme Another World d’Eric Chahi), ils étaient souvent le fruit de créateurs déjà expérimentés qui avaient déjà quelques compétences en la matière.

Pourtant, en 2016, un certain Wlad Marhulets, compositeur de métier, a subitement décidé de se lancer dans ce pari un peu fou : réaliser son propre jeu, sans avoir au préalable la moindre compétence à ce sujet. Après 4 années d’intenses efforts et d’apprentissage, notre amateur passionné a enfin pu proposer le fruit de son labeur : Darq, un jeu d’aventure et d’énigme qui plonge le joueur dans un univers sombre et onirique.

Non seulement Darq a été un succès critique et commercial, mais il a également permis l’émergence d’un nouveau courant créatif dans le milieu indépendant. Rencontre avec son créateur, qui nous livre ici sa première interview pour Gameforever ! Une rencontre que nous attendions impatiemment tant le jeu a créé l’unanimité au sein de notre communauté !

[GF] : Bonjour et merci d’avoir accepté cette petite interview pour notre site ! Nous sommes très heureux de pouvoir enfin discuter avec toi !

Wlad Marhulets : Le plaisir est pour moi !

[GF] : Avant de parler de DARQ en lui-même, pourrais-tu nous résumer ta carrière d’avant le jeu et ce qui t’a poussé à te lancer dans ce projet ?

Wlad Marhulets est un ancien compositeur En tant qu’ancien compositeur, j’étais principalement impliqué dans l’écriture de musiques de concert et de film. Fraîchement sorti de l’école, je suis parti pour Los Angeles pour poursuivre une carrière de compositeur de musiques de film. J’ai eu la chance de contribuer à de la musique additionnelle pour des films tels que The Giver, November Man, Hitman: Agent 47. Mon dernier projet cinématographique impliquant une bande originale est un court-métrage en VR avec Eminem, appelé Marshall From Detroit.

J’ai décidé de tenter le développement de jeux à la fin 2015. Pour beaucoup, cela a été perçu comme une décision arbitraire. Je suppose que j’ai toujours eu ce désir de faire quelque chose par moi-même. L’une de mes motivations pour faire DARQ était d’en écrire la musique. Paradoxalement, j’ai fini par la retirer sur l’essentiel du jeu, à la fin du développement.

[GF] : Tu es un autodidacte. Tu as donc décidé d’apprendre par toi-même tout ce qui touchait à la création d’un jeu (game design, programmation, modélisation, texture, etc.). Peux-tu nous dire, en résumé, combien de temps cela t’a pris pour tout apprendre ?

Réaliser le jeu de base, en excluant les DLC, m’a pris 3 ans et demi, ou environ 10 000 heures de travail. Beaucoup de ce temps a été utilisé pour l’apprentissage et pour acquérir l’expérience nécessaire. J’ai dû redémarrer 3 fois de zéro. Je dirais que le développement actuel a pris 2 ans, 2 ans et demi. Le reste a été utilisé pour essayer des choses. Je n’ai jamais pris de cours ou quoi que ce soit du genre. YouTube et Google étaient mes seuls professeurs.

Ébauche d’un personnage pour DARQ Artwork par Mariam Beiruty (Septembre 2017)

[GF] : DARQ est un jeu d’énigme et d’aventure qui se déroule dans une atmosphère horrifique. Qu’est ce qui t’a inspiré dans ce choix ? Était-ce un choix pragmatique – parce que ça marche – ou avais-tu un goût particulier pour le genre ?

Image de la version non finalisée du jeu (2017) À vrai dire, je n’appellerais pas ça une “atmosphère horrifique”– le jeu n’a jamais été pensé pour être effrayant. Très tôt, j’ai décidé de faire en sorte que tous les environnements soient propres, beaux, esthétiquement agréables. L’élégance était le maître-mot derrière chaque décision artistique. Le jeu a ses moments sinistres, mais il n’est certainement pas terrifiant par nature.

Je voulais créer une atmosphère de conte de fées sombre. L’un des films qui a inspiré le jeu est Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro – bien que ce soit une histoire sombre, elle a une teinte “fantaisie” que j’aime beaucoup. J’ai aussi grandi en regardant beaucoup de films de Tim Burton. Je suis un grand fan des choses qui sont bizarres et différentes, pas nécessairement effrayantes.

[GF] : Y a-t-il des jeux ou des œuvres artistiques que tu as utilisés en tant que références ?

En tant qu’ancien compositeur de musiques de film, j’ai rarement eu le temps de jouer à des jeux, mais Limbo et Inside m’ont certainement influencé d’une certaine façon. J’adore ces jeux. Pour la dimension artistique, je dirais M.C. Escher, H.R. Giger, Z. Beksinski.

[GF] : Le level design de DARQ emploie constamment un renversement des perspectives et une approche tri-dimensionnelle de l’espace. Peux-tu nous en parler ?

Je voulais pousser le concept de la 2.5D dans ses retranchements. Le fait que le jeu se déroule dans un rêve permet l’exploration de divers mécanismes de jeu qui n’auraient aucun sens dans d’autres contextes. La nature abstraite du monde a permis d’introduire la gravité et la manipulation de l'environnement dans le gameplay.

Élaboration d’un niveau pour DARQ. Ici, « The Tower/ La Tour » (DLC) Conception d’un bâtiment Modélisation du mobilier

[GF] : Avais-tu une vision claire de la taille et du déroulement du jeu depuis le début ou as-tu ajouté des chapitres et construit ton jeu au fur et à mesure que les choses progressaient ?

J’étais complètement inexpérimenté lorsque j’ai démarré, donc j’étais naturellement en incapacité de prédire combien de temps le développement allait prendre. Même des développeurs expérimentés tendent à sous-estimer combien de temps prennent les choses. Au début, j’ai naïvement pensé que DARQ prendrait 6 mois à développer. Ça a fini par prendre 3 ans et demi ou… près de 5, si tu comptes les DLC et les sorties consoles. J’ai tendance à beaucoup m’inquiéter de la qualité, ce qui est à la fois une force et une malédiction.

Les premiers niveaux n’ont jamais atteint la version finale : ils n’étaient tout simplement pas assez bons. J’ai balancé un paquet de contenus pour conserver constamment une haute qualité à travers tout le jeu. Également, comme je l’ai indiqué, j’ai redémarré de zéro plusieurs fois dans le but d’atteindre la « qualité ». Si je n’avais pas fait ça, le développement aurait pris moins de temps. Je doute cependant que le jeu eût été remarqué si je ne l’avais poli autant.

DARQ première version VS DARQ version finale (1/2) DARQ première version VS DARQ version finale (2/2) Evolution du logo de DARQ

[GF] : Qu’est-ce qui t’inspire lorsque tu crées un puzzle ?

Les puzzles ont tendance à se concevoir d’eux-mêmes à la suite d’expérimentations et en jouant avec les mécaniques de jeu introduites dans chaque niveau. Laissez-moi l’expliquer.

Chaque niveau de DARQ introduit une nouvelle mécanique, en plus du changement de gravité et de la possibilité de marcher sur les murs et les plafonds, ce dans tous les niveaux. Par exemple, au chapitre 3, le joueur peut incliner le monde de 90° à l’intersection. Même si le jeu est un « side-scroller » (NDLR : un jeu où l’on se déplace horizontalement), la rotation du monde de 90° permet au joueur d'explorer la ville dans les 4 directions.

La plupart des puzzles dans ce niveau sont construits avec cette mécanique en tête. Le joueur doit voir l’environnement depuis de multiples angles de vue pour être capable de voir tout ce qu’il y a à voir. Des énigmes nécessitent de faire tourner l’environnement du jeu en plein milieu afin de les résoudre. En d’autres termes, les mécanismes oniriques uniques de chaque niveau créent une variété de possibilités dans la conception de casse-têtes intéressants.

Le chapitre 3 repose sur une intersection centrale… …Qui vous fera changer de perspective ! Exemple de puzzle ayant une approche dynamique et tridimensionnelle

[GF] : Il y a très peu de musiques dans DARQ. Est-ce un choix contraint ou une volonté d’appuyer en valeur l’atmosphère ?

Le compositeur a signé lui-même la bande originale du jeu À la fin du développement, j’ai eu l’opportunité d’enregistrer la bande originale de DARQ avec l’Orchestre Philharmonique de Budapest. Ce fut très amusant, et un rêve qui devenait réalité. En tant que compositeur, j’étais tellement excité à l’idée de partager ma musique à travers ce jeu. En tant que développeur, j’ai compris que le jeu n’avait pas besoin d’autant de musique. Je devais choisir entre mon égo de compositeur et ce qui était juste pour le jeu. J’ai fini par retirer la plupart de la musique du jeu pour laisser le sound design prendre le relais. Avoir beaucoup de musique dans un jeu lui donne l'impression d’être trop « scripté » ou « orienté ». Cela fait ressentir au joueur qu’il participe à ma propre expérience. Retirer la musique crée une tout autre sensation. Les joueurs sont alors seuls dans cet univers. C’est leur monde et leur rêve.

[GF] : Un énorme travail a été effectué sur le sound design. À ce sujet, tu as reçu de l’aide pour y arriver. Peux-tu nous en dire plus ?

Bjørn Jacobsen, sound designer émérite et récompensé pour son travail sur le jeu. DARQ a été principalement fait en solo (environ 5 % de modélisation et d’animation ont été externalisés). En tant que compositeur de formation, j’ai une bonne compréhension de l’audio et je savais à quel point le sound design d’un jeu comme DARQ était important. J’étais en train de déléguer intégralement la création du sound design. J’étais sur le point de signer un contrat avec deux sound designers. Le même jour, j’ai reçu un mail du sound designer Bjørn Jacobsen, qui était alors en train de travailler sur Cyberpunk 2077. Il m’a dit qu’il venait tout juste de regarder la bande-annonce de DARQ et était intéressé pour travailler dessus. Après un appel via Skype, j’ai réalisé que nous étions sur la même longueur d’onde, et le reste, c’est de l’histoire. Bjørn a eu un contrôle créatif presque total sur tout le sound design de DARQ, donc tout le crédit lui revient.

DARQ a été multirécompensé. [GF] : Qu’est-ce que ça fait de voir son jeu concourir pour des récompenses face à d’autres studios ? Qu’as-tu ressenti lorsque DARQ a été désigné grand gagnant ?

C’est complètement surréaliste. DARQ était nommé pour (et a gagné) beaucoup de prix. Le point culminant a été de l’être pour le Prix de la Meilleure Musique et du Meilleur Son aux côtés de références, comme Death Stranding. C’était un grand honneur de perdre cette fois-là face à Hideo Kojima, mon héros d’enfance.

[GF] : Une édition complète est sortie sur les consoles de salon. Tu as fait le choix de confier le projet à un studio extérieur. Pourquoi ? La collaboration s’est-elle bien passée ?

Mosaïque de l’histoire du projet DARQ Ça a pris pas mal de temps pour trouver le bon éditeur pour les sorties consoles. Je ne pouvais pas être plus heureux que d’avoir collaboré avec Feardemic, la branche d’édition de l’équipe Bloober (The Medium, Blair Witch, Observer, Layers of Fear). Ils ont été le parfait partenaire pour ce voyage. Nous avons également collaboré avec Dreamloop Games – une équipe de génies « tech » qui méritent tout le crédit pour le travail technique qui a été fait à travers ces portages. Chaque équipe à Feardemic et Dreamloop Games est incroyable dans ce qu’elle fait. Et ce sont des gens vraiment géniaux. Jusqu’à présent, nous avons sorti DARQ, avec succès, sur PS4, Xbox One, et Nintendo Switch. Le jeu sort le 25 mars sur PS5 et Xbox Series S|X. Ceux qui possèdent DARQ sur l’ancienne génération de consoles se verront obtenir une mise à jour gratuite. Les sorties physiques suivront au cours du second trimestre de cette année.

[GF] : Tu as sorti un livre pour aider les jeunes concepteurs à faire le jeu de leur rêve. Avec le recul : y a-t-il des choses que tu ferais différemment pour créer DARQ ?

Le livre à succès de Wlad Marhulets Je suis ravi que mon livre GAMEDEV : 10 étapes pour réussir votre premier jeu (Note : uniquement disponible en anglais à ce jour) ait été utile à tant de gens. Je l’ai écrit lorsque la pandémie a commencé – je ne m’attendais pas à ce qu’il obtienne beaucoup de visibilité. Il a fini par être salué par Forbes comme étant son « livre préféré sur le développement de jeux ». Il a également été récemment approuvé par la faculté du Laguna College of Art and Design.

Le livre ne suppose aucune connaissance en développement de jeux : il est écrit pour les débutants. Il apporte des conseils que j'aurais aimé recevoir lorsque j’ai commencé à travailler sur DARQ. Si j’avais lu ce livre à l'époque, cela m’aurait épargné au moins un an de développement. Il couvre pratiquement tous les aspects du développement de jeux : état d’esprit, préproduction, production, marketing, relations publiques, gestion de communautés, affaires, droit, gestion d’équipes, contrats, marques, droits d’auteur, gestion du temps et des risques, distribution, pré-lancement, lancement et stratégies post-lancement.
Les conseils partagés dans le livre sont à la fois issus de ma propre expérience et de l’expérience d’autres développeurs (vétérans de l'industrie ainsi que d'autres « indé » à succès).

Le futur comic book à venir (2021) approfondira l'univers du jeu [GF] : L’univers de DARQ va être prolongé via la sortie d’un comic book, prévu pour bientôt (Darq : Dream Journal). Y a-t-il une date de sortie ?

Je suis très enthousiasmé par la sortie prochaine de la bande-dessinée. Au final, celle-ci révélera les secrets de l’univers de DARQ, en le développant de manière significative et introduisant de nouveaux personnages et événements non vus dans le jeu. Bien qu’il existe de nombreuses théories sur la signification de DARQ sur Internet, aucune d’elles n’est exacte.
Aucune date de sortie n’est encore prévue, mais nous visons mi-2021. Si vous voulez en être averti, vous pouvez vous inscrire sur notre mailinglist sur darqgame.com.

[GF] : Tu as récemment été cité comme référence pour la campagne Kickstarer du jeu Prim (Note : revue de Gameforever disponible ici). Qu’est-ce que ça fait de soutenir les créateurs ?

Prim est un jeu très prometteur, j’ai adoré parcourir la démo. J’ai le sentiment que c’est mon devoir de soutenir des collègues créateurs, en particulier ceux dont je trouve le travail inspirant. Écrire le livre était l’une des manières de soutenir la communauté.
J’ai également pris le temps d’organiser les Unfold Games Awards – je crois qu’il s’agit du plus grand concours de jeux indépendants en ce qui concerne la cagnotte totale (plus de 170,000 $ en financement et en prix) qui soit libre de droit d’entrée. Cela n’aurait pas pu être possible sans les généreux soutiens des sponsors : Intel, Unity, Pixologic, Integral Capital, FMOD, et McArthur Law Firm. Le jury est constitué de 20 vétérans de l’industrie, comprenant à la fois des professionnels venant des AAA (Note : les productions de jeux à très gros budget) et des membres de la presse (IGN, GameSpot, Forbes).

Le jeu indépendant Prim a attiré l'attention de Wlad Marhulets...et de Gameforever ! Les concurrents s’affrontant aux Unfold Games Awards.

[GF] : Mes deux dernières questions ! Tu as indiqué sur Twitter que tu étais en train de travailler sur un nouveau projet. Peux-tu nous en dire un peu plus ? Vas-tu désormais être concepteur à plein temps ?

À vrai dire, cela fait maintenant quelques années que je suis concepteur de jeux à plein temps. Le nouveau projet n’en est encore qu’aux prémices de son développement, mais je serai en mesure de le révéler dans un futur proche.

[GF] : Wlad Marhulets, merci énormément pour cette interview !

Merci également !

Interview réalisée le 21/03/2021

A lire : les avis sur DARQ
DARQ : le Test , par Twinsen Threepwood
Site officiel de DARQ
Site du sound designer Bjørn Jacobsen
English version of this interview

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