INTERVIEW DE DIDIER CHANFRAY, PARTIE 2 : LITTLE BIG ADVENTURE 2 | Par Twinsen Threepwood |
Seconde partie de l’entretien avec Didier Chanfray, qui va porter sur la période 1994-1997 et la transition amenant à un tout nouveau projet d’ampleur : Little Big Adventure 2.
Passage à des environnements en temps réel, hausse de l’équipe et du budget, nouvelles ambitions technologiques et ludiques : Adeline et Twinsen poursuivent leur ascension pour viser vers les étoiles !
[GF] : Après le succès de LBA 1, Little Big Adventure 2 sort en 1997, 3 ans après le premier épisode. Mais entre-temps, vous avez également sorti Time Commando (1996) !
Didier Chanfray : Effectivement. Il fallait maintenir une activité économique continue entre les projets, et donc faire des sorties de jeux. L’alternance entre LBA, Time Commando et LBA2 avait été organisée pour cela. La raison était simple : nous ne travaillions pas avec des intermittents, mais avec des salariés permanents, qu’il fallait maintenir en activité grâce à des projets intermédiaires en se servant de la technologie que nous avions faite. Et bien sûr, il faut avoir une idée sympa qui nous botte ! Time Commando utilisait beaucoup de la technologie de Little Big Adventure malgré leur absence de ressemblance.
On avait envie de faire un jeu d’action bien bourrin dans lequel nous pourrions utiliser un maximum d‘armes, d’où l’idée de traverser les époques de la préhistoire à nos jours et même jusqu’aux guerres du futur. Comme ça on était peinard sur le nombre d’armes (rire). Notre contrainte principale était de faire le jeu en 8 à 10 mois, avec 10 à 12 personnes, le reste de l’équipe, environ 4 à 5 personnes, étant sur la pré-prod (scénario / nouvelle techno…) de LBA2. Cette idée issue de nos brainstormings a très vite été retenue. Frédérick avait une vision du jeu de type « commando » vue de dessus à scrolling vertical, mais j’ai proposé quelque chose de différent en retenant l’idée d’un plan séquence où l’action serait continue, tout comme dans un scrolling. J’ai imaginé une manière plus cinématographique pour la mise en scène en accompagnant ma proposition de story-boards. Une fois que Fred a donné son aval, nous avons continué à avancer dans cette direction.
Time Commando a certes pas mal de défauts, mais on pourrait encore faire un jeu de ce type aujourd’hui, tout en corrigeant les problèmes de l’époque. Je repense notamment à la lecture de données uniquement depuis le CD-ROM, qui a mené à des contraintes particulières. Malgré tout, l’impact visuel était assez bon. Le jeu a bien marché en Asie, distribué par Virgin me semble-t-il, en étant souvent vendu dans des bundles (carte graphique / lecteur CD-ROM…). Les joueurs là-bas ont bien aimé le côté historique. Il avait un style assez Arcade, avec pas mal d’action. On pourrait faire aujourd’hui un Time Commando 2, où, par exemple, nous pourrions traverser d’autres guerres de l’histoire de l’humanité : on peut dire qu’on ne manque pas de choix de ce côté-là... Ce jeu nous a également permis de traiter des époques qui étaient encore peu mises en avant à l’époque, comme les Romains, les Incas, la première Guerre mondiale, la guerre du Liban, etc.
[GF] : Et donc, suite à ce projet arrive le projet Little Big Adventure 2 !
Oui ! Nous avions une mini-équipe qui avait commencé à travailler sur la préproduction pendant le dev de Time Co. Il y avait eu cependant quelques changements. Pour le 1er, concernant le scénario, nous avions travaillé avec Jean-Jacques Poncet, qui s’était occupé des dialogues et qui avait glissé de belles répliques visionnaires, comme par exemple celles à Star Wars (le Grobo qui attend un nouvel épisode de la série). Pour LBA 2, nous avons ensuite travaillé avec Marc Albinet pour le scénario. Il était chargé de mettre en forme la trame scénaristique, d’écrire les dialogues (c’est important pour pouvoir donner une certaine cohérence à un univers un peu barré), et pour les scènes extérieures du monde, nous avions décidé de changer de technique et d’utiliser la 3D temps réel. C’était une approche un peu différente du 1, ça a demandé quand même une grosse refonte.
Concernant les ingrédients de l’univers, nous avons très vite mis sur la table que nous voulions de nouveaux personnages et de nouveaux lieux à explorer. Ce constat s’est fait de façon très naturelle. Et bien sûr, nous voulions garder notre « ami » FunFrock comme antagoniste principal. Nous avons rapidement posé l’idée de la Lune et de son réacteur, l’idée qu’elle viendrait percuter notre belle planète Twinsun en cas de défaite ; l’idée des faux-gentils extratwinsuniens qui viennent en paix, etc. Ces éléments venaient naturellement avec le nouveau découpage du jeu et son level design, que nous étions en train de construire.
Pour ce projet, nous avions aussi comme objectif d’amorcer un gros changement de technologie. Nous avons profité du développement de Time Commando pour voir ce qui pourrait remarcher dans nos outils pour LBA2 ou ce qui ne le pourrait pas. Parallèlement, une partie de l’équipe avait déjà commencé à travailler des représentations graphiques en 3D afin d’avoir un aperçu modélisé du monde de LBA2.
[GF] : On constate effectivement que dans ce second volet, vous avez réussi à améliorer toutes les technologies de rendu du premier opus ! Que cela soit les intérieurs, la modélisations et l’animation des personnages, la gestion de la physique...
Absolument ! c’est cool. Les animations étaient mieux parce que j’avais des vrais animateurs (rire).
[GF] : Une question que beaucoup ont pu se poser à l’époque ou depuis : pourquoi LBA2 n’a t-il donc jamais connu de sortie console ?
Plusieurs raisons pour LBA2. En premier lieu, de mon point de vue, LBA n’est pas conçu comme un jeu console et le résultat moyen des ventes sur PS1 de LBA1 sorti quelques années après la version PC, vers 96/97, me l’a semble-t-il confirmé. Peut-être aussi qu’en 1997, LBA2 n’avait plus le même éditeur selon les territoires. Même si Electronic Arts était, je crois, encore éditeur en Europe, c’est Activision cette fois-ci qui avait financé le jeu. C’était sans doute assez délicat de border tout ça entre éditeurs. Ensuite, techniquement parlant, c’était assez compliqué de faire le portage. Les contraintes du processeur de la console étaient fortes, le rendu graphique de LBA2 n’était plus du tout le même, et il pouvait y avoir également quelques problèmes à jouer avec le pad PlayStation.
Mais LBA2 avait été pensé pour être un jeu PC, notamment avec toute son interface et la façon dont elle avait été construite. Donc si retranscription il aurait dû y avoir, il aurait fallu faire les choses différemment ; je ne dis pas que c’est impossible à faire. LBA2 est vraiment un jeu PC dans la philosophie et la réalisation. Faire un jeu console, c’est une tout autre approche.
[GF] : Autre question concernant la technologie du jeu : pourquoi LBA2 n’a-t-il pas pu bénéficier a posteriori de mise à jour pour améliorer son rendu avec le bénéfice des cartes accélératrices 3D ?
Il se trouve qu’entre-temps, toute l’équipe est passée chez Sega ! Donc plus de mise à jour possible. Sega n’a pas racheté la société Adeline mais s’est engagé à reprendre l’ensemble de l’équipe pour créer un studio Sega en Europe. Les droits d’exploitation commerciale des jeux Adeline sont restés au groupe Delphine.
(NDLR : Suite à ce rachat, Adeline Software change de nom et devient No Cliché)
On ne s’en rappelle plus, mais c’était une époque économique très difficile qui préfigurait l’éclatement de la bulle internet, ça allait faire mal ! Malgré le succès du premier volet (quand même 850 000 ventes « full price »), cela restait très tendu économiquement parlant pour LBA2. Après cela, Paul (NLDR : Paul de Senneville, président et producteur d’Adeline et Delphine Software), en businessman averti, a préféré saisir la main tendue par Sega au bon moment. Il y avait une crise sévère qui se profilait, et là, nous avions une belle opportunité.
Miyake San, CEO Sega Europe, nous rendait visite régulièrement depuis que nous avions fait Alone in the Dark. Et donc un jour, vers 1998, il revient nous voir, peu de temps après avoir fini LBA2, et là il nous propose de créer un studio pour travailler sur une nouvelle console : la Dreamcast, qui s’appelait encore la Katana à l’époque. Une offre pareille, ça ne se refuse pas ! Nous avions travaillé pour un éditeur, Infogrames, nous avions développé en indépendant chez Adeline, et maintenant nous allions chez un constructeur ! Nous allions changer de braquet, c’est clair !
Enfin, si je reviens sur le contexte économique, la réalité était là : nous commencions à souffrir. Pour passer le cap, il fallait se séparer de la moitié de l’équipe. LBA2 avait coûté 1.3 M euros à l’époque, donc il faut s’imaginer le ratio aujourd’hui… C’était quand même un gros budget à ce moment-là, et donc les choses se sont enchaînées ainsi.
A posteriori, quand tu connais le résultat de la guerre Sony/Sega, tu pourrais penser qu’on n’a pas fait le bon choix ; c’est pas faux ! (rire) Néanmoins, personnellement je ne regrette rien. J’ai beaucoup appris grâce à mon expérience Sega. Nous avions beaucoup d’échanges au sein du groupe. Le défi professionnel à relever était hyper motivant. Nous devions être prêts pour le DAY ONE, être parmi les 10 jeux disponibles à la sortie européenne de la console, nous avions 20 mois devant nous en partant de zéro, sacré challenge à relever. Leur demande était de faire un « jeu d’action multijoueur pour garçons » : le pitch de Sega ! (rires) Tu imagines ? On a rarement une telle carte blanche dans une carrière !
[GF] : Revenons un peu sur LBA2. Même s’il est difficile d’apposer une étiquette aujourd’hui à un jeu d’une autre époque : au vu de l’ampleur de jeu, de ses composantes et de son budget, ne pourrait-on pas dire que LBA2 avait toutes les caractéristiques d’un jeu AA (double A) ?
(songeur) Oui, on pourrait le dire. Il y avait quand même à l’époque des jeux avec des budgets beaucoup plus importants. Cela étant, on peut se poser la question du ratio entre générer de l’argent et coût d’un jeu... Dans l’absolu, peu importe : tu peux très bien mettre les moyens et faire un four.
[GF] : LBA2 avait-il des influences majeures en termes de direction artistique (DA) ?
Les influences majeures étaient posées depuis le 1 en termes de DA, mais effectivement, l’amélioration des performances du moteur et le changement de techno pour les scènes extérieures du jeu nous ont poussé à revoir certains éléments graphiques, surtout pour les décors. Concernant les nouveaux personnages (les Knartas, Blafards, les Sups et Mosquibees), je me suis bien éclaté à les imaginer, mais pour moi c’est de la même veine artistique que LBA1, avec un peu plus de polygones (rire).
[GF] : Pourquoi le jeu n’a-t-il pas connu d’adaptation sur tablette comme le 1er ? Ce portage avait été évoqué un temps.
LBA2 est un jeu trop différent du 1 pour faire le portage sur mobile, simplement. Le coût de l’adaptation est élevé par rapport à sa rentabilité estimée. Il faut également reconnaître que le mobile n’est pas un support bien adapté pour ce genre de jeu aventure/action. Personnellement, je joue beaucoup sur mobile, mais surtout sur des jeux de type hyper casual en général, du « One touch » / abris bus, comme je les appelle.
[GF] : Et pourquoi pas un portage Switch ?
Effectivement, sur la Switch, peut-être que ça a plus de sens, ce type de jeu. Je vois assez bien le travail d’interface à faire et qui pourrait être pas mal. Mais nous sommes là sur du retrogaming, un marché de niche, et si tu ajoutes à ça les royalties extravagantes à verser à Nintendo, tu t’aperçois que le modèle économique n’est pas bien viable. Récemment, un éditeur français me l’a proposé, mais sans me donner réellement de budget pour le faire. C’est vrai aussi que j’en ai un peu marre de ressortir une énième version, j’ai peur que les fans se lassent. Je préférerai avoir un projet de type spin-off en attendant la suite.
[GF] : Suite aux difficultés de Sega, No Cliché a fermé. A partir de là, vous n’étiez plus en possession de la licence Little Big Adventure – ce qui peut expliquer le long silence du jeu pendant des années. Aujourd’hui, la licence est devenue ta propriété. Peux-tu revenir sur le parcours qui a mené à ce rachat ?
Eh bien, c’est exactement ça. Après SEGA, j’ai à nouveau travaillé pour le groupe Delphine sur Moto Racer sur Game Boy Advance, une série dont je suis super fan. Ensuite est arrivée la création de mon entreprise en 2004, Little Worlds Studio, qui a duré plusieurs années. Une belle aventure humaine. Mais à partir de 2011, je me suis retrouvé, au bout d’un moment, dans la situation où je ne me voyais pas trouver d’issue à de la prestation où, comment dire... après avoir enchaîné des dizaines de produits de seconde zone, je commençais sérieusement à tourner en rond ! (rires)
[GF] : Il y a donc eu un moment où tu as dit stop et où tu as décidé d’engager des actions pour récupérer la licence Little Big Adventure ?
A ce moment-là, en 2011, j’ai décidé de remonter une boîte où je serai seul et où je proposerai 3 activités : d’abord, un volet de conseils en game design et prototypage ; puis un volet formation. Pas mal d‘écoles me sollicitaient pour des workshops GD/GA ; et enfin, un troisième volet où je me suis dit que je pourrais peut-être racheter la licence LBA pour en faire une version mobile en attendant des jours meilleurs ! Dans le même temps, Guillaume Rambourg, fan inconditionnel de LBA (aujourd’hui DG Riot Games Europe) m’a soufflé aussi l’idée du portail GOG, mais pour cela, il fallait racheter les droits de LBA.
[GF] : Qui la détenait à l’époque ?
Eh bien, c’était le producteur, Paul de Senneville. Je l’ai contacté, et j’ai pu lui racheter. Je le remercie beaucoup au passage, déjà parce que pas mal de personnes étaient passées voir Paul à ce sujet, et aussi parce que je ne roulais pas sur l’or et qu’il a accepté mon offre qui était certainement en dessous de ce qu’on lui avait déjà proposé. J’ai donc ensuite ressorti les jeux LBA1&2 et Time Co sur GOG et mis en chantier le portage mobile iOS/Android de LBA1 avec DotEmu.
[GF] : Pour terminer cette partie « LBA2 », je voulais te poser une question un peu humoristique. Savais-tu que Final Fantasy VII, sorti la même année que LBA2, avait la même scène finale de météore ? Hasard ou coïncidence ?
Concernant la fin de FF VII, c’est une pure coïncidence. Le coup du cataclysme est assez classique et très codé en définitif, ça joue sur une peur ancestrale universelle, sorte de mémoire collective venant du fond des âges, un peu comme les Gaulois. Mais tu vois, les Japonais aussi ! Une chute d’astéroïde dévastatrice est déjà arrivée et arrivera sans doute encore. Cette peur est paradoxale puisque nous sommes nés de ce chaos stellaire, et pour moi c’est un peu ce qu’essaye de raconter LBA.
Suite et fin de cet entretien, qui concernera un jeu que tous les fans attendent depuis plus de 20 ans : Little Big Adventure ...3 ! A lire dans une troisième partie.
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