INTERVIEW DE DIDIER CHANFRAY, PARTIE 1 : LITTLE BIG ADVENTURE Par Twinsen Threepwood

Didier Chanfray, dessinateur de Twinsen et propriétaire de la licence LBA Souvent dans l’ombre de son illustre complice Frédérick Raynal, Didier Chanfray n’en est pas moins un vétéran émérite de la French Touch, ayant travaillé à la conception de jeux de légendes tels qu’Alone in The Dark et Little Big Adventure (LBA). Graphiste, dessinateur, Game Designer, consultant, enseignant, chef d’entreprise, Didier Chanfray a eu bien des casquettes via une carrière riche et variée, connaissant toutes les facettes de l’industrie, de ses joies comme de ses peines : de la gloire liée au succès d’un jeu à la terrible fermeture de studios dans un marché hautement concurrentiel, Didier Chanfray a tout connu et se livre ici sans tabou.

Homme de conviction, de caractère et pragmatique, Didier Chanfray a lutté pendant de nombreuses années pour récupérer les droits de la licence LBA ; il en est aujourd’hui le seul détenteur et le gardien officiel du Temple de Sendell. Cette acquisition a notamment permis le retour des deux aventures de Twinsen sur les stores modernes que sont GOG et Steam, via un partenariat avec l’éditeur DotEmu.

Et voyez-vous, cela tombe bien : Little Big Adventure est notre sujet du jour !

En exclusivité mondiale, Game Forever a l’immense chance de vous proposer un très long entretien avec le Maître, fruit de près de 2 heures de discussion sans tabou, dans la joie et la bonne humeur ! Nous aurons donc l’occasion de discuter avec Didier Chanfray et de faire le point sur sa carrière mais aussi et surtout, de parler de la saga LBA et de son avenir ; car oui : le monde de Twinsun n’a pas dit son dernier mot !
Notre entretien fera le tour de la licence et sera découpée en 3 parties, allant de l’histoire de LBA 1 et 2, de leurs retours sur les plate-formes modernes, au projet tant attendu et espéré par toute une communauté de fans depuis plus de 20 ans : LBA 3.


> Didier Chanfray - 30 ans de carrière : le bilan

[GF] : Après plus de 30 ans dans le jeu vidéo et un parcours un peu touche-à-tout, quel est ton sentiment sur ton activité ? Es-tu toujours enthousiaste ou bien, peut-être, es-tu fatigué de l’industrie ? Pour faire simple : où en es-tu aujourd’hui ?!

Didier Chanfray : C’est une très bonne question ! Je suis toujours très enthousiaste ! Je travaille à mi-temps pour la recherche actuellement au sein du LabEx IMU - université de Lyon qui regroupe une trentaine de labos sur la thématique de la ville de demain (environ 600 chercheurs).

Je prototype des dispositifs ludiques hybrides (Maquette réelle, Board game, App, VR, AR…). qui créent surtout de la donnée venant alimenter la recherche. Donc j’utilise des artifices du jeu (mécaniques, UX, design…) pour que les gens aient envie d’utiliser ces dispositifs. Tout comme un jeu vidéo, on cherche un maximum « l’engagement » du joueur. Ces jeux hybrides sont en fait des instruments de mesure, qui sont, finalement, un peu déguisés, mais on mesure des choses parfois très différentes : que ça soit la pollution, l’utilisation des Vélo’V (NDLR : le réseau de vélo libre-service à Lyon, France), les tramways… Ça peut aussi concerner le discours des gens (exemple avec le jeu de société ROBOSPECTIF sur le thème du véhicule autonome).

En fait, je suis dans le ressort qui m’a toujours animé : explorer, inventer des choses à faire avec les jeux. Ça rejoint un peu la question sur l’industrie JV. L’industrie, si tu veux, c’est toujours une bagarre pas possible… Ça reste compliqué à financer et aussi très risqué de recouper ton investissement… Et de fait, assez fatiguant. Pour le moment, je suis bien occupé et rassasié par ma mission avec les chercheurs, ça m’évite de trop y penser. Je suis également « Responsable des relations extérieures » à la formation Gamagora (ICOM – Université Lyon2), où mon objectif est de mettre les étudiants en relations avec l’écosystème de l’industrie du JV. J’interviens aussi dans certaines écoles en faisant quelques Workshops Game design : cette activité de formation, c’est avec ma société DC EURL ! Je ne mets donc pas tous mes œufs dans le même panier, tu vois ? (rires) ! En dehors des ventes LBA 1&2 et Time Commando confiées aux excellents éditeurs DotEmu et GOG et de quelques missions de conseils sporadiques, je n’ai pas d’activité dans le monde de la production de jeux d’Entertainment en ce moment. Mais ça pourrait revenir…

Logo de Little Worlds Studio, créé en 2004 En 2004, nous avions créé à Lyon, avec mon associé David Chomard et d’anciens briscards de No Cliché / Adeline, le studio indépendant Little Worlds Studio sur nos fonds propres, avec pour ambition initiale de créer des jeux originaux à forte valeur culturelle et technologique ajoutée. Néanmoins pour survivre, nous sommes tombés très vite dans le cycle de la prestation : on a fait un paquet de produits sous licences…

Malgré nos efforts pour développer nos propres jeux, nous n’avons jamais pu les mener véritablement à bien. Je me rappelle d’un jeu aventure/action qui s’appelait Little World, une fable écologique militante qui n’a pas forcément été exploitée comme je l’aurais voulue.

Il y a eu aussi Cosmicrew, un jeu multijoueur compétitif étonnant, dommage ! Au fil des prestations, l’équipe était devenue très performante et reconnue pour son efficacité. Avec un budget dérisoire, nous étions capables de proposer une solution honnête à nos clients. Mais dans les règles économiques en vigueur en France et face à une prestation mondialisée, nous avions peu de chance de subsister bien longtemps.

Le jeu Astérix : Drôles d’exercices !, sorti en 2008 par Little Worlds Studio reprenait beaucoup du Programme d’Entraînement Cérébral du Dr. Kawashima Cosmicrew, 2010 : un jeu multijoueur entièrement jouable en ligne Color Cross est un jeu vidéo de puzzle édité par Rising Star Games Limited, sorti en 2008 sur Nintendo DS. Son gameplay reprend le principe du picross en y ajoutant une difficulté supplémentaire : le joueur doit placer les blocs au bon endroit mais aussi leur attribuer la bonne couleur

Les mauvais résultats financiers ont commencé à s’accumuler. Heureusement, en 2015 l’éditeur Allemand BIGPOINT s’est montré intéressé par les compétences de l’équipe et a fait une offre de rachat. L’histoire Little Worlds Studio était close sans pertes ni fracas, ce qui n’est déjà pas si mal. Personnellement, j’ai quitté la boite en 2011, j’avais besoin de souffler après avoir enchaîné plusieurs dizaines de productions.


> Little Big Adventure : naissance d’un jeu mythique

Illustration 3D de Little Big Aventure : Twinsen sur son Dino-Fly [GF] : Entrons dans le vif du sujet : Little Big Adventure ! Si aujourd’hui tu devais expliquer à un jeune joueur ce qu’est Little Big Adventure, que lui dirais-tu ?

C’est un jeu d’aventure/action, qui a pris des idées sur pas mal de jeux qu’on aime, nous (ndlr : les créateurs de LBA). Il y a par exemple une influence RPG, dans l’évolution du personnage, dans les objets de la quête, mais c’est aussi un sentiment de vivre un scénario à rebondissements. Alors oui, ce n’est pas un Role Player classique, mais ce que je veux dire, c’est que LBA a pris de beaucoup d’influences différentes pour finir.

LBA a un truc que l’on ne ferait plus du tout aujourd’hui : choisir son comportement. Si tu veux, aujourd’hui, « choisir son comportement », c’est quelque chose de complètement contextuel. Tandis que là, suivant ton humeur, tu pouvais faire des choses différemment et cela impactait le déroulé du jeu. Ça ne se ferait plus comme ça aujourd’hui ; on ne comprendrait pas ce genre de mécanique, mais c’est bien là la base du gameplay.

Alors, qu’est-ce qui caractérise LBA en une phrase ? (songeur)
Je dirais avoir le sentiment de liberté et aussi de mon point de vue, le joueur va vivre quelque chose qui va le faire grandir, qu’il va le révéler… Pour moi, en tout cas ! (rires)

Ébauche de croquis pour la boite du jeu. Dessin de Didier Chanfray Combattre, courir, se faire discret : à vous de choisir avec soin votre approche Jaquette définitive du premier Little Big Adventure (1994)

[GF] : LBA a été créé en 1994 dans des conditions un peu particulières. L’équipe avait quitté Infogrames après le premier Alone in the Dark. C’était le premier projet d’Adeline Software : structure dans laquelle vous n’étiez que 4, au départ. J’ai cru comprendre que ce départ après Alone in the Dark avait été fait dans des conditions un peu difficiles.
Quelles ont été pour vous les premières difficultés à surmonter en termes de projet, d’organisation, de logistique, (etc.) ? Y avait-il – peut-être – une envie de revanche à prendre ?

Il y a plein de questions, là ! (rires)
Après, pour revenir là-dessus : déjà, moi, je suis sorti normalement de chez Infogrames. J’ai tout simplement démissionné, le plus simplement du monde, donc là-dessus c’est hyper clair. Bon, après, ce que je regrette, c’est que je n’ai pas fait les grosses bringues qu’il y a eu chez Infogrames les années suivantes. J’ai raté ça (rires) ! J’ai des très bons souvenirs de ces années et eu des supers collègues. Ce que je veux dire, c’est que pour ma part il n’y a eu aucun sentiment de revanche. Nous avions accumulé plusieurs années d’expérience chez Infogrames et une envie furieuse d’aller de l’avant, tout simplement.

Le rendu visuel, extrêmement novateur, était un agglomérat de technologies maison Comment s’y est-on pris ? Au travers du travail sur la technologie d’abord, que l’on ne voit pas forcement dans le jeu, mais qui était révolutionnaire. La techno de LBA, c’était une perle à l’époque.
Il fallait aussi avoir les bons outils… Nos outils ont été très vite opérationnels. Fred avait tout inventé !

[GF] : Le jeu était quand même un petit agglomérat de plein de petites technologies !

C’est vrai ! Comme je te l’ai dit, LBA est avant tout un bijou de technologie. C’est souvent la techno qui fait la différence dans un jeu vidéo, c’est encore vrai dans les productions modernes. Notre chaîne de production était assez simple : une partie du code en assembleur, des formats fichiers propriétaires, un « world builder » et outils modélisation / animation 3D TR maison complétés par des logiciels du marché (3DS Max, Softimage, Photoshop…). Aujourd’hui, tu as des moteurs très pratiques qui intègrent tous les modules dont tu as besoin, mais le danger, c’est de ne plus faire la différence avec les autres jeux.

[GF] : En plus, vous étiez une toute petite équipe !

Oui, LBA1 nous l'avons commencé à quatre ! Yael Barroz, Laurent Salmeron, Frédérick Raynal et moi-même. Puis nous sommes passés à 6, à 10, puis 12.

Le logo Adeline Software, que l'on découvrait tout en musique à l'ouverture de LBA 1 et 2 Les 4 membres fondateurs d’Adeline Software. De gauche à droite : Laurent Salmeron, Didier Chanfray, Frédérick Raynal et Yael Barroz La Team LBA (presque) au grand complet ! Il manque notamment Philippe Vachey, compositeur du jeu

[GF] : Lorsqu’on fait le point sur les éléments constituant le jeu, on réalise que ce dernier comporte un nombre très important de décors, de personnages modélisés et animés à la main. Ajoutés à cela, la technologie maison, la gestion de la physique, le game design, la réalisation des très nombreuses et très complexes scènes cinématiques… Quand on fait le point sur les moyens dont vous disposiez et les délais imposés, on peut se demander : avez-vous fait tout le développement du jeu en crunch ?
(Note : Le crunch désigne une pratique contemporaine de développement dans le jeu vidéo, où les équipes travaillent sur de longues périodes avec des amplitudes horaires extrêmement importantes pour finir leur projet)

En plus de surface de jeu très importante et de très nombreux personnages modélisés en 3D, LBA bénéficie de nombreuses cinématiques, toutes réalisées en interne Je me remémore (songeur)… En fait, non, on n’a pas eu ce qu’on pourrait appeler de souffrances extrêmes. Bien sûr, quelques coups de bourre, mais rien d’extravagant. En termes de livraison, on n’a pas eu de retard. A un moment donné, c’est capital d’être bien dans l’équipe par rapport à ça. La production s’est déroulée, je crois, sur 16 mois. Les tâches étaient bien reparties entre nous. Il y a eu une montée en puissance progressive. Nous avons « coupé dans le lard » assez tôt dans la production (expression qui signifie que nous avons pris les bonnes décisions pour ne pas se mettre dans le rouge à la fin). Je me rappelle que l’on avait un super outil de codage. C’était vraiment hyper important, car il fallait de la souplesse pour assembler le jeu. Comme ça, on pouvait coder et essayer le jeu sans recompiler, et donc sans faire chier les programmeurs ! (rires)

Plus sérieusement, c’était quelque chose que l’on avait remarqué dans nos productions précédentes : c’était chiant, il fallait arrêter tout le monde pour intégrer les dernières ressources. Là, on avait les outils développés pour simuler le jeu. C’était un peu une prouesse. De cette manière, on pouvait commencer à coder les scènes, faire le level design, et ce, sans devoir tout arrêter pour essayer.

[GF] : Si mes renseignements sont exacts, tu as réalisé, à toi tout seul, toutes les modélisations de personnages et leurs animations ?

Oui, pour le premier LBA ! (rires) Enfin… Sauf Joe le lutin ! C’est Jean-Jacques qui l’a modélisé et animé. Il avait inventé ce personnage censé représenter le bug du jeu. Il revenait régulièrement dans le scénario. (Note : Jean-Jacques Poncet est crédité comme scénariste sur LBA1). Pour LBA2 j’avais 2 animateurs très bons en renfort, Polo et Nono (Paul-Henri Michaud et Arnaud Lhomme).

Yaël (NDLR : Yaël Barroz, en charge des décors et graphismes 2D) était en charge de presque tous les décors isométriques. Elle utilisait un process 3DS MAX/Photoshop pour fabriquer les « tiles ». Elle utilisait également un outil qui assemblait tout le level design, un peu à la Minecraft, mais avec nos blocs à nous… Elle a eu du renfort pour les décors de l’île polaire sur la fin de la production avec Jean-Marc Torroela.

Dans LBA1, toutes les scènes CGI ont été modélisées et animées par Frédérick Taquet. Il me semble que j’ai réalisé une grande partie des story boards.

Concernant l’histoire, elle a été écrite à plusieurs mains, selon un rituel bien établi ! Sous forme de brainstormings réguliers, nous définissions les actions et rencontres du joueur dans un lieu. Nous prenions des notes, établissions la carte du lieu, les dimensions, la liste des personnages rencontrés, une description des temps forts du jeu… Jean-Jacques était chargé de mettre en forme les idées, les raccorder avec celle d’avant, de proposer des quêtes secondaires et d’écrire les dialogues.

Dessin préparatoire à la fameuse attaque de l’Hamalayi Ébauche d’animation pour l’attaque de Twinsen, par Chanfray Dessin préparatoire de la zone du chantier Tous les personnages et véhicules étaient réalisés par D. Chanfray en tenant compte des limites de polygones mobilisables. Les décors sont réalisés par Yael Barroz

[GF] : Justement, je voulais parler du scénario et du lore du jeu ! (rires)
LBA traite beaucoup, dans son scénario et dans son lore, de la question de l’oppression, de la dictature, du fascisme. Ce choix était-il simplement un gimmick pour appuyer le gameplay, ou bien l’équipe souhaitait-elle également transmettre certains messages politiques ?

(Note : le design de l’antagoniste, le Dr Funfrock, est une référence directement inspirée de Jean-Marie Le Pen, le président du parti d’extrême-droite de l’époque en France, appelé Le Front National)

Le jeu traite du totalitarisme et des arrestations violentes Les deux à la fois. Il fallait quand même un opposant crédible dans une histoire dénonçant toute forme de totalitarisme et culte de la personnalité, mais il s’avère que Twinsen était surtout un anti-héros au départ. C’est un faiseur qui ne sait pas qu’il est un faiseur dans l’histoire. Tu vois ce que je veux dire ? Ça, c’était une des grandes bases qui étaient jetées sur le principe de jeu, donc ce n’était pas un super-héros. C’était un mec comme toi et moi, finalement, et il devait se surpasser pour combattre et rétablir la liberté et la justice, tout simplement.

La dictature était certes incarnée par la tête de l’emploi, et ça c’est un peu facile, mais la bonne trouvaille ce sont les clones. On pouvait taper dessus à foison. Il n’y avait pas de limite de violence comme si ça avait été des humains. C’étaient des clones, on pouvait les exterminer sans compassion, il n’y avait pas de soucis (rires) ! Ça légitimait un peu l’action que tu avais à l’écran, en fait. Également, l’aspect onirique (les animaux qui parlent, design cartoon) était à contre-courant de la plupart des jeux d’action qu’il y avait à l’époque : en majorité des jeux de combats, de guerre pseudo réaliste ou de zombis, et Frédérick voulait faire l’inverse. Les grands principes du game design commençaient à être clairs. Ensuite, le lore s’est composé tout seul.

La Planète Twinsun, entourée de ses deux soleils et ceinturée en son centre par une chaîne de montagnes glaciaires Par exemple, Fred nous a expliqué qu’il y aurait 2 soleils, car il n’y avait pas de cycle jour et nuit dans le jeu. Donc, à partir de là : comment tu justifies que la planète est prise entre deux soleils sur ses pôles ? (rires) Physiquement, elle est stabilisée, elle tourne quand même sur elle-même, mais il n’y a jamais de nuit et un coucher de soleil permanent à l’équateur. Et donc, pourquoi deux hémisphères ? Ça, c’est du level design : tu commences à diviser le monde pour donner envie d’aller explorer un monde resté longtemps inaccessible pendant un moment dans le jeu. Mais aussi parce que ça colle bien avec l’histoire d’un petit planétoïde : il y a 2 pôles, 2 hémisphères, des îles, des montagnes mers… Ça ressemble à la Terre, mais ce n’est pas la Terre.

À partir de là, j’ai moi aussi décidé de faire l’inverse de tout : c’est-à-dire qu’il n’y a pas de glace aux pôles (puisqu’il y a les soleils), donc je me suis dit qu’il ferait froid à l’équateur (rires) ! On a en plus cette chaîne de montagnes en son centre qui marque la frontière entre les deux grandes régions. Et à partir de là, l’idée, c’était non pas de faire une migration du Sud vers le Nord classique, mais de raconter une histoire où les gens du Nord seraient obligés de migrer vers le Sud (rires) !

Il n’y a pas de message politique sciemment imaginé dans LBA, mais on parle du totalitarisme et du mal que cela cause, avec nos propres références culturelles occidentale très « Europe de l’Ouest » et notre passé récent riches d’exemples à la con de ce genre. Il y a une scène importante pour moi : quand tu es seul face au char dans l’île de la citadelle au début du jeu. Je suis de la génération qui a connu Tien An Men, donc. Tu peux, si tu le veux, aller te battre contre les soldats à ce moment-là, mais c’est peine perdue.

Alors, oui, il y a un monde qui peut paraître enfantin, c’est sûr : tu peux par exemple parler aux animaux, ce genre de trucs, mais même si ce n’est pas politisé strictement parlant, il y a quand même effectivement un message. On parle d’un thème : celui de la liberté, celui de regagner sa liberté.

[GF] : Le premier Little Big Adventure était en vue isométrique avec une utilisation importante des lignes de perspectives. Y a-t-il une influence de ta formation de géomètre dans le design des niveaux ?

La fameuse descente en snowboard ! Ce que j’aime vraiment faire dans un jeu, c’est le level design, l’organisation du terrain de jeu. Y a-t-il un rapport avec ma formation ? Oui et non. En réalité, l’isométrique est une projection qui n’a pas de perspectives, qui n’a pas d’angle, les droites sont parallèles entre elles. Ça marche bien en jeu vidéo, on le sait, d’ailleurs, depuis les années 80. Quand j’étais opérateur géomètre, j’ai travaillé sur des relevés topographiques en montagne pour des stations de ski, peut-être que ça m’a aidé pour le dessin de plans, tout ce qui est implantation dans l’espace, etc.

[GF] : A ce sujet, la petite scène de descente de Twinsen en surf des neiges n’est-elle pas un clin d’œil à ton expérience d’aménagement en zone montagneuse ?

Oui, absolument, mais il y a aussi Fred qui adore le surf (rires) ! On s’est fait des belles sorties !!!

[GF] Ah oui, c’est vrai que l’on voit les 4 membres fondateurs à la montagne sur votre première photo de groupe !

Oui, c’était la première semaine chez Adeline, ça commençait bien (rires ) ! On venait de signer les contrats… (Songeur) D’ailleurs, on n’était pas malheureux. Parce que ce n’était pas nous qui prenions le risque financier, c’était le groupe Delphine. Ce n’étaient pas encore les contraintes que j’ai connues après, comme lorsque j’ai créé ma boîte. Là, on était choyés.

[GF] : Vous étiez donc salariés ?

On était salariés, et on ne gérait pratiquement que la création. Ça, j’ai rarement connu. On était bien déchargés de tout le reste par d’autres personnes dont c’était le métier. C’était un grand confort pour nous. On gérait quand même les recrutements, l’encadrement… Ça, c’est normal. Nous avions également bien conscience du budget global à ne pas dépasser, mais ce que je veux dire c’est que nous n’avions pas le souci des payes en fin de mois et tous les tracas administratifs d’une boite.

[GF] : Revenons au portage de LBA sur mobile et tablette que tu as co-développé en 2014. À cette époque, tu avais témoigné de l’évolution des joueurs et des codes des jeux vidéo modernes, dont il fallait tenir compte pour adapter LBA sur tablette et mobile… Avec le recul, quel bilan tires-tu de cette expérience ?

Le retour de LBA en 2014 sur Android et IOS avec l’éditeur DotEmu a été l’occasion pour le duo Chanfray /Raynal de se reformer ! Alors, sur mobile… Déjà, pour moi, il y a un truc essentiel au départ, quand tu fais un jeu, c’est le format. Donc déjà, là, tu as beaucoup de différences d’approches, notamment avec l’interface, suivant que tu es sur PC, sur console, sur mobile, mais aussi dans les façons de faire.
Sur mobile, c’est très différent. De plus, il y a une évolution des jeunes et de leur utilisation des jeux, qui est différente. Donc on a essayé de faire autre chose. Personnellement, j’ai horreur des jeux mobile qui ont un Stick retranscrit : si on l’utilise, c’est que c’est pas le bon format car, dans ce cas-là, on n’utilise pas réellement les spécificités du format mobile.
À ce propos, j’en profite pour remercier énormément Sébastien Viannay, qui a beaucoup contribué à re-programmer tout ça pour cette nouvelle version !
(Note : Sébastien Viannay était programmeur dans l’équipe originelle de Little Big Adventure. Il a développé de son propre chef un patch au cours des années 2000 rendant le jeu compatible avec les systèmes d’exploitation Windows 98 et Windows XP et retravaillé sur le code de la version tablette et mobile de LBA)

LBA a bénéficié d’une nouvelle interface avec ces nouvelles adaptations mobiles Avec Fred, on s’est vraiment penchés sur l’interface et on a rajouté des trucs. Globalement, nous avons simplifié le jeu : en montrant notamment où il fallait fouiller, en indiquant la trajectoire de la balle de Twinsen… On a même baissé le niveau des ennemis, quand même (rires) ! On a également travaillé sur la recherche de chemin et sur le contrôle de Twinsen…

[GF] : Le fameux control tank !

C’est ça ! Aujourd’hui, Les gens ne comprennent pas que l’on puisse contrôler un mec comme une bagnole (rires) ! Avec la marche arrière, tu recules, manque plus que le « bip » (rires).
Ça, ça date d’Alone, tu vois : quand tu recules, quand tu fais ce mouvement (il mime le mouvement), c’est que tu as peur, en fait.

Je ne pensais pas que ça serait possible de jouer sur un mobile. Je ne parle pas de la version tablette, mais bien de jouer sur un téléphone mobile. Sur tablette, je pense que c’est plutôt pas mal, comme système. Mais sur mobile, je pense que cela reste difficile. J’ai essayé sur un vieil iPhone : j’ai bien galéré, mais j’ai réussi à terminer le jeu. Je voulais voir si c’était possible, voilà ! (rires)

[GF] Pour terminer cette première partie de l’interview sur le premier Little Big Adventure… Ce jeu capte à lui seul une grande communauté de fans, et on peut s’émerveiller de voir certains d’entre eux écrire des nouvelles scénaristiques (comme le passé des Dino-Fly), des tentatives de remakes avec les moteurs actuels, d’effectuer des speedruns du jeu… En tant que co-créateur de ce jeu, qu’est-ce que cela te fait de voir que ce jeu, créé il y a 26 ans, génère encore autant de créations et de contenus ?

On ne comprend pas, avec Fred… C’était pas calculé, si tu veux. Au départ, nous avons essayé de mettre tout ce que nous avions en nous, mais après… Tu sais, le processus de création, je l’ai rencontré plein de fois dans ma carrière. Il y a eu de bons produits, de moins bons produits. De bonnes expériences, et d’autres, moins bonnes… Le processus créatif est rarement le même pour chaque projet. Il dépend des personnes, du contexte. Je ne suis pas superstitieux, mais je pense simplement que l’alignement des planètes a été bon. Et je remercie vraiment le Groupe Delphine, qui nous laissait libres et se chargeait du reste à côté. On était une petite équipe aussi, on était proche. Je ne sais pas ce que c’est de travailler dans une équipe de 150 personnes, je ne l’ai jamais fait. Mais quand je vois tous ces fans qui font des remakes, je trouve ça super, même dingue ! Il y a notamment un mec qui s’appelle Greg, qui est en train de faire un truc vraiment super… mais aussi plein d’autres que l’on ne remerciera jamais assez.

Après, chacun d’entre nous a depuis fait plein d’autres choses, des bons produits parfois. Mais personnellement je n’ai pas refait de jeu qui a autant touché le cœur des gens. Sur les raisons du succès du jeu, tu sais, on s’est souvent posé la question… Je pense aussi que ce qui a aussi été un point déterminant, c’est la localisation. Ça a énormément fait voyager le jeu. Et je trouve vraiment que les voix françaises, anglaises, allemandes, bref, tout le voice acting en fait, est vraiment réussi. Au point de faire partie de l’esthétisme du jeu de même manière que la musique ou de la direction artistique. LBA a été traduit en portugais aussi. De là, le jeu a voyagé au Brésil et toute l’Amérique du Sud. C’est une histoire universelle, en fait. La quête de la liberté et de la justice, ça parle à tous les pays.

Images promotionnelles pour la sortie du jeu Également, LBA a aussi été fait pour tourner sur l’ordinateur de Monsieur Tout-le-Monde. Ce n’est pas comme les gros trucs qui sortent aujourd’hui, où si t’as pas la dernière machine, tu pleures parce que rien ne tourne. (rires) De toute façon, au départ, avec Fred, on avait ce raisonnement-là, parce qu’on n’avait pas nous-mêmes de grosses machines… Alors, il fallait que ça tourne super bien sur les nôtres ! (rires)

Tout ça pour dire que, dix ans après, le jeu a connu une deuxième vie. L’émergence de l’informatique sur d’autres continents a fait que l’on a eu soudainement plein de nouveaux fans en Argentine, au Pérou, au Brésil, au Moyen-Orient, en Inde… Le jeu était aussi sorti au Japon ! (rires)

On a vendu 500 000 unités « full price » de LBA 1, je ne compte pas les « nice price » parce que je n’ai pas les chiffres (collection classique EA, + Bundle en tout genre même / en station-service / boite cornflakes…) : en fait, c’est déjà pas mal ! (rires)

[GF] : Si on en croit Frédérick Raynal qui en livrait l'anecdote pendant un Live Twitch (celui du Speedrun de Freeman), LBA1 avait au départ été prévu pour la Super Nintendo. Existe-t-il des traces ou des visuels de cette version ?

Je me souviens vaguement de l’idée du portage, mais je ne pense pas que l’on ait beaucoup avancé sur l’étude du projet. Je n’ai pas souvenir d’assets au format SNES.

On vous laisse vous reposer, avant d'attaquer la seconde partie de l'interview consacrée à Little Big Adventure 2 !

A lire :
- Les avis pour Little Big Adventure 1
- LBA 1 : le Test , par Twinsen Threepwood
- English version of this interview

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